BANK OF JAPAN : Un outsider à la tête de la banque centrale japonaise ?
Kazuo Ueda | Photo : Bloomberg
Le 10 février 2023, l’économiste enseignant-chercheur japonais Kazuo Ueda a été désigné par le premier ministre du Japon Fumio Kishida comme étant le prochain gouverneur de la Bank of Japan (cf. la banque centrale japonaise) et devrait prendre fonction au terme du mandat de l’actuel gouverneur Haruhiko Kuroda le 8 avril prochain. Du côté des vice-gouverneurs, c’est Shinichi Uchida, un des anciens directeurs exécutifs de la Bank of Japan et Ryozo Himino ancien chef de l’organe de régulation financière japonais la Financial Services Agency (équivalent de l’Autorité des Marchés Financiers en France et de la Securities and Exchange Commission (SEC) aux Etats-Unis) qui ont été désigné par Mr Kishida.
(De gauche à droite) Kazuo Ueda, Ryozo Himino et Shinichi Uchida | Photo : Kyodo
Le choix de Kazuo Ueda avait surpris la communauté économique et financière nationale et internationale car premièrement il ne se trouvait pas dans la liste des candidats sélectionnés par le gouvernement japonais pour le poste de gouverneur et deuxièmement il avait été donné comme impression que le choix avait déjà été fait, en effet c’était Masayoshi Amamiya, un des actuels vice-gouverneurs de la BOJ, considéré comme le principal stratège de la politique monétaire actuelle, qui avait été préféré à Hiroshi Nakaso, un ancien vice-gouverneur de la BOJ, pour le poste de gouverneur de la banque centrale japonaise.
Hiroshi Nakaso | Photo : Kiyosho Ota / Bloomberg News
Masayoshi Amamiya | Photo : Kiyosho Ota / Bloomberg News
En choisissant un outsider tel que Kazuo Ueda, le gouvernement japonais a fait abstraction d’une tradition voulant que le gouverneur de la BOJ soit issu de la haute hiérarchie de la banque centrale japonaise ou du ministère japonais des finances (MoF). Mr Kishida fait donc là le choix d’un gouverneur sans lien avec le milieu politique qui devra mener à bien la politique monétaire de la BOJ durant les années à venir. Mais il fait aussi le choix en apparence d’une gestion plus pragmatique et plus cohérente de la politique monétaire japonaise.
Il n’y a pas si longtemps que cela, avant la hausse des prix qui s’était généralisée à l’international dû à la Guerre en Ukraine, le Japon avait beaucoup de mal à se maintenir au-dessus de la barre des 2 % d’inflation ciblé par la Bank of Japan. Il lui arrivait même assez fréquemment de franchir d’une année sur l’autre la barre des 0 % d’inflation (voir Graphique I ci-dessous). Le pays nippon se trouvait alors dans ce que l’on appelait une spirale déflationniste faisant suite à la crise des années 1990 au Japon, déclenchée par l’éclatement d’une bulle spéculative sur les marchés immobiliers et financiers japonais. Á cette spirale déflationniste s’associait bien évidemment une stagnation de la croissance économique avec des périodes de décélération de l’activité économique voir de récession des années 1990 aux années 2010.
Graphique I : Taux d’inflation, prix à la consommation en %
Pour lutter contre ce phénomène déflationniste, les autorités monétaires japonaises avaient mis en œuvre un ensemble de mesures monétaires expansionnistes. Durant les années 1990, la Bank of Japan avait baissé progressivement ses taux d’intérêt directeurs (voir Graphique II) jusqu’au début des années 2000 pour ensuite adopter une politique de taux zéro appelée Zero Interest Rate Policy (ZIRP). Cette politique monétaire consistait à baisser les taux d’intérêt directeurs de manière à ce qu’ils soient égaux ou inférieurs à zéro dans le but faciliter la création du crédit bancaire, de pousser la population japonaise à consommer (augmentation de la demande) et in fine à augmenter le taux d’inflation.
Graphique II : Évolution des taux d’intérêt de court terme de la BOJ en % (1980 -2022), Source : Bank of Japan
En mars 2001, le gouverneur de la BOJ de l’époque Masaru Hayami et le Policy Board (cf. conseil de la politique monétaire où les grandes orientations sont prises) décidèrent d’implémenter une nouvelle politique de type non conventionnel nommée Quantitative easing (assouplissement quantitatif en français). Elle consistait à la mise en place d’un ensemble de mesures à savoir la modification de l’operating target (cf. une operating target est un nombre spécifique faisant référence à un taux d’intérêt ou à une autre mesure économique et/ou financière qu’une banque centrale fixe dans le but d’orienter ou de guider sa politique monétaire), la mise en place d’une CPI guideline (cf. ligne directrice pour le taux d’inflation), l’augmentation des comptes courants ou de dépôts des banques commerciales détenus par la BOJ ainsi que l’augmentation des achats d’obligations d’État japonais à long terme (Japan Government Bonds ou JGBs), un procédé qui est appelé Outright purchase of long-term government bonds.
Avec la démission du Gouverneur Shirakawa et la nomination de Haruhiko Kuroda comme nouveau gouverneur de la BOJ par le premier ministre de l’époque Shinzo Abe en mars 2013, a commencé un nouveau programme de QE (cf. Quantitative easing) plus vigoureux appelé : Quantitative and Qualitative easing (QQE). Cette politique consistait au départ à acheter principalement des JGBs mais avec une expansion beaucoup plus rapide du bilan de la BOJ. Par la suite elle consistait à faire des achats plus importants de titres (principalement auprès des banques commerciales) tout en achetant des titres obligataires de court-terme ainsi que des achats en moindre quantité de ETF (Exchanged Traded Funds) et de J-REIT (Japan Real Estate Investment Trust). Dans le cadre de cette politique, la BOJ achète des créances douteuses qu’elle va stocker jusqu’à leur maturité. Le Qualitative easing vise ainsi à modifier la distribution des actifs qui se trouve en possession du secteur privé c’est-à-dire à baisser le nombre d’actifs douteux qui sont en circulation sur les marchés financiers.
En 2016, la BOJ adopta une nouvelle mesure non conventionnelle pour lutter contre le phénomène déflationniste nommée le Yield Curve Control (YCC). L’objectif de la Bank of Japan à travers cette politique était d’empêcher que les taux d’intérêt ne tombent trop bas (dû au ZIRP et au QQE), car plus les années passèrent et plus la banque centrale japonaise n’arrivait plus à stimuler l’inflation même avec les mesures monétaires citées précédemment. L’idée du Yield Curve Control était comme son nom l’indique de contrôler la courbe des taux d’intérêt dans le but de faire baisser drastiquement les taux à court et moyen terme (qui affectaient les entreprises emprunteuses), sans trop impacter les rendements sur le long terme tout en réduisant par contre les rendements des fonds de pension et des sociétés d’assurance-vie. Dans le cadre de cette politique la BOJ avait choisit un régime de taux d’intérêt directeur car elle avait atteint la limite du Quantitative easing durant laquelle elle avait acheté des quantités ciblées d’obligations pour faire baisser les rendements, dans l’espoir d’alimenter l’inflation et l’activité économique. Le YCC permet à la BOJ d’acheter uniquement la quantité nécessaire de titres obligataires pour atteindre son objectif de rendement à 0 % (voir Graphique IV ci-dessous).
Pour autant jusqu’à présent aucune de ces politiques monétaires n’ont su stabiliser le taux inflation. Effectivement, aucun gouverneur que ça soit Masaru Hayami gouverneur de la BOJ de 1998 à 2003 en passant par Toshihiko Fukui et Masaaki Shirakawa gouverneurs respectivement de 2003 à 2008 et de 2008 à 2013 n’a su trouver de solution pour contrer le phénomène déflationniste au Japon mis à part dans une moindre mesure Haruhiko Kuroda, gouverneur à partir de 2013, qui à force de persistance a su relever le taux d’inflation de tel sorte qu’il soit positif mais toujours en deçà de la cible de 2 % d’inflation ce qui reste encore faible (cf. Graphique I et Graphique IV). Lors de son dernier meeting le 10 mars dernier pour décider des orientations de politique monétaire à suivre, le gouverneur Kuroda n’a pas changé la nature de sa politique monétaire laissant ainsi à son successeur Mr Ueda le choix de la poursuivre ou de l’arrêter. Mais avec les conséquences économiques qu’ont engendré la pandémie de Covid-19 mais aussi plus récemment la Guerre en Ukraine, il y a une soudaine hausse des prix au Japon en 2022 avec un taux d’inflation annuel de 2,5 %, une tendance qui semble se poursuivre sur l’année 2023 avec un taux d’inflation mensuel de 4,2 % au mois de janvier. On pourrait être tenté en voyant cela de dire que c’est la politique monétaire accommodante de la BOJ qui a porté ses fruits mais lorsque l’on regarde de plus près et que l’on décortique le taux d’inflation sur l’année 2022 on voit que le taux d’inflation hors produits alimentaires et énergie est nettement inférieure (en dessous de la cible d’inflation de 2 % de la Bank of Japan) au taux d’inflation avec l’énergie sans prise en compte des produits alimentaires (2,3 % pour le premier contre 1,1 % pour le second (cf. tableau ci-dessous et les Graphique III , Graphique IV et Graphique V). De plus, le Quantitative easing a entraîné une dépréciation du yen qui elle-même a importé de l’inflation extérieure au Japon.
Données prix à la consommation 2022 (Japon) , Source: Statistics Bureau of Japan
Graphique III : Indice de prix à la consommation (IPC) en %, Source : Statistics Bureau of Japan
Graphique IV: 10-year government bond yield, Short-term interest rate/ Core CPI
Graphique V : Détail de l’inflation japonaise (2019 – 2022)
Kazuo Ueda aura donc comme tout gouverneur d’une banque centrale un choix à faire, soit augmenter les taux d’intérêt directeurs et ainsi acter la fin du Quantitative easing et du YCC, soit poursuivre avec la politique monétaire accommodante en maintenant la baisse des taux d’intérêts directeurs et en continuant d’utiliser les politiques monétaires non conventionnelles. Dans ces deux cas de figure, il lui faudra lui et son équipe avant de décider d’une orientation à suivre, déceler les facteurs qui poussent le taux d’inflation au Japon à augmenter et ne pas prendre de décisions trop hâtives. Pour cela Mr Ueda n’est pas dénué de toutes compétences, spécialisé dans des domaines tels que l’économie monétaire, la macroéconomie et la finance internationale, il est titulaire d’un PhD en économie obtenu au MIT. En plus d’avoir été professeur d’économie au sein d’universités tels que l’Université de Tokyo et l’Université d’Osaka, il a été aussi senior economist de 1985 à 1987 au sein du ministère des finances japonais (MoF) à l’Institut de la Politique Monétaire et de la Fiscalité. Il a aussi été membre du Policy Board (conseil de la politique monétaire) de la Bank of Japan de 1998 à 2005 période durant laquelle il a conceptualisé et proposé la politique monétaire non conventionnelle dite de Quantitative Easing à la haute hiérarchie de la BOJ. Mais c’est aussi une période où il a poussé les instances dirigeantes de la BOJ à mettre en place au sein de l’économie japonaise, la fameuse politique de Foward Guidance et la politique de Zero Interest Rate Policy (ZIRP).
Mr Ueda est tout aussi bien rompu aux questions de gestion des taux d’intérêt et de taux d’inflation qu’aux enjeux de politique monétaire. En effet il a écrit de nombreux articles de recherches tout au long de sa carrière qui sont aujourd’hui une référence dans le domaine de la recherche économique et monétaire : "The Effects of the Bank of Japan’s Zero Interest Rate Commitment and Quantitative Monetary Easing on the Yield Curve: A Macro-Finance Approach" ( avec Nobuyuki Oda Japanese Economic Review, vol.58 Issues3, 2007), "Japan's Deflation, Problems in the Financial System, and Monetary Policy" (en 2005), "The Bank of Japan's Struggle with the Zero Lower Bound on Nominal Interest Rates: Exercises in Expectations Management"(en 2005) , "Trying to Make Sense of the Bank of Japan's Monetary Policy since the Exit form Quantitative Easing" (International Finance vol.10 No.3, 2007), "The Bank of Japan's Monetary Policy and Bank Risk Premium in the Money Market" (avec N. Baba, M. Nakashima, & Y. Shigemi, International Journal of Central Banking, 2006).
Lors d’une audition ayant eu lieu le 24 février dernier devant les représentants de la chambre basse de la Diète (parlement japonais) visant à le confirmer comme futur gouverneur, Kazuo Ueda a exposé son plan d’action pour le début de son mandat en comptant mettre en place une politique monétaire plus « créative ». Il a annoncé que lorsque qu’il allait prendre ses fonctions de gouverneur de la BOJ, le 8 avril prochain, il n’allait pas se précipiter pour changer la politique d’assouplissement monétaire qu’avait implémenté depuis plus d’une décennie son « futur » prédécesseur le gouverneur Haruhiko Kuroda, car pour le moment, il serait plus « approprié » de la maintenir tant que l’inflation (sans inflation importée) n’aura pas atteinte sa cible de 2%, tout en prenant en compte les avantages et les inconvénients de cette politique monétaire accommodante, qui selon Mr Ueda a aidé le Japon dans sa lutte contre la déflation et a stimulé l’emploi. Il a également déclaré durant cette audition qu’il allait poursuivre l’objectif d’inflation stable et durable de 2 % fixé par l’actuel gouverneur. Selon Kazuo Ueda, même s’il y a eu récemment une hausse des salaires au sein des entreprises japonaises, il faudra encore du temps avant d’atteindre la cible de 2 % d’inflation. Dans le cas où la Bank of Japan aurait atteint cet objectif de manière stable sur la durée, il envisage alors de réajuster les taux d’intérêt directeurs en les augmentant et en mettant un terme à l’utilisation des politiques monétaires non conventionnelles telles que le QE et le YCC. Cette dernière suscitant beaucoup de critiques de la part d’économistes et d’acteurs des marchés financiers.
Le candidat désigné pour le poste de gouverneur de la BOJ faisant un discours à la Chambre basse de la Diète à Tokyo | Photo : Kyodo
La Chambre de Conseiller approuve Mr Ueda comme étant le prochain gouverneur de la BOJ à Tokyo le 10 mars 2023| Photo : Kyodo
Certains économistes pensent que la politique non conventionnelle de Yield Curve Control (utilisée au Japon comme une combinaison de la fixation d’un taux d’intérêt négatif à court terme et de l’achat d’un nombre illimité d’obligations d’Etat japonaises pour contrôler les rendements du Japan Gouvernement Bond à 10 ans à environ 0 %) n’est pas tenable sur le long terme au vu des rendements obligataires faibles pour des obligations à maturité longue que cette politique entraîne . Selon eux, Kazuo Ueda devra dès sa prise de fonction agir rapidement pour modifier Yield Curve Control ou tout simplement y mettre fin. Sur ces critiques, Mr Ueda s’est abstenu de faire des commentaires durant l’audition devant la Diète pour éviter que ses dires n’impactent les marchés financiers mais a mentionné qu’il existait diverses possibilités pour pallier à ce problème de rendement comme l’achat d’obligations à maturité plus courte.
Lors d’une conférence de presse après sa dernière réunion de politique monétaire du 10 mars, le gouverneur Kuroda avait déclaré que l’économie japonaise avait radicalement changé par rapport aux 15 années précédentes avant accession au poste de gouverneur de la Bank of Japan. Selon lui, la déflation a profondément enraciné dans l’esprit des Japonais l’idée que les prix et les salaires n’augmenteront pas, ce qui a entravé les efforts de la Bank of Japan pour atteindre son objectif stable et durable d’un taux d’inflation de 2 %.
Haruhiko Kuroda (à gauche) et Kazuo Ueda (à droite) à un symposium le 20 mai 2016 à Sendai (Préfecture de Miyagi) | Photo : Kyodo
Pour atteindre ses objectifs de stabilité et de durabilité du taux d’inflation, Kazuo Ueda lorsqu’il prendra ses fonctions de gouverneur de la Bank of Japan, sera d’après toute vraisemblance ancrée dans un pragmatisme sans faille. Le fait qu’il veuille mettre en place une politique monétaire « créative » démontre qu’il a bien intégré dans son cheminement de pensée que la complexité actuelle de l’économie japonaise et de l’économie mondiale ne pardonne aucune erreur de gestion monétaire. De plus, il aura besoin que l’État japonais soit plus efficace dans sa politique publique et plus âpre à réformer l’économie japonaise. Car la population vieillissante et la rigidité de l’économie et du monde du travail ne seront certes pas des obstacles directs pour réajuster l’inflation mais créeront à terme un problème de productivité et donc une baisse de l’activité économique japonaise, voir une récession et par la même occasion anéantira les efforts de la banque centrale japonaise dans sa volonté d’atteindre un taux d’inflation stable.
Tout comme Kuroda, Ueda et le premier ministre Fumio Kishida devront prendre en compte le fait que des décennies de salaires stagnants et des prix bas ont enracinées un « état d’esprit déflationniste » au sein de la population japonaise qui a opté dans sa grande majorité pour un style de vie frugal. Pour eux, la récente hausse des prix incite naturellement au setsuyaku, c’est-à-dire à la réduction des dépenses et des coûts comme du temps de la déflation où les japonais repoussaient leurs achats de biens de consommation en attendant que les prix chutent. Ne pas prendre en compte un tel phénomène risquerait de contrecarrer les efforts fait par les décideurs politiques et les autorités monétaires pour créer une inflation durable dans le temps.